Peut-être à faire surgir les plus belles pages d’un livre.
C’est en tout cas au fil de ce dialogue entre un auteur et son éditrice que sont apparues les lignes les plus fortes de mon premier ouvrage — « Le Dit de Sargas, Mythes et Légendes des Mille-Plateaux ».
Je vous raconte…
Début 2012, nous travaillons sur ce texte depuis quelques semaines avec Stéphanie. Exclusivement par Skype (nous ne nous rencontrerons in real life que bien après la sortie du livre). Et lors de ces réunions, Stéphanie me suggère des modifications ponctuelles ou me fait des remarques de fond. L’oralité de ces échanges nous permet d’échapper à tous les malentendus que peuvent engendrer un commentaire écrit en marge du texte — et la dynamique de travail est joyeuse et studieuse.
Pour donner le contexte, le Dit de Sargas est une cosmogonie imaginaire — un simulacre de récit de la création du monde. Cette histoire traînait depuis 2001 dans mon placard, restes d’un travail mené quelques années plus tôt avec l’ami Frédéric Weil, à l’époque où nous nous amusions très sérieusement (et même professionnellement) à inventer des mondes de fantasy ou des univers de science-fiction.
Mais revenons à ce jour là. Nous sommes au printemps 2012 si j’en crois la date de la version du fichier retrouvé dans les limbes de mon ordinateur. Nous discutons avec Stéphanie du début du texte. La naissance du cosmos, des dieux, puis des femmes et des hommes a été racontée. Nous en sommes au chapitre où le dieu Om — la divinité qui a façonné et créé les femmes et les hommes — s’apprête à dévoiler l’existence de la mort à l’humanité.
Cette mort — renommée « Yug » dans le texte — le dieu la révèle par la démonstration :
« Om se saisit d’une femme. Elle se nomme Mira. Elle se tient debout dans la paume du dieu. De toutes, c’est sa préférée. La plus belle, la plus espiègle et la plus intelligente. C’est la dernière née. Il ne l’a pas créée, elle est enfante des enfants des enfants des femmes et des hommes. Om porte le nakharatiriak au cou de Mira. La griffe contre sa gorge, Mira sent son âtmâ (NdA : son âme) vibrer d’une peur inconnue. Elle ne comprend pas ce que veut Om. Immobile, elle regarde le dieu dans les yeux. Elle fait briller en elle son âtmâ. Elle la fait battre. Et elle chante. Elle est la première des femmes et des hommes à chanter. Elle chante au dieu l’amour qu’elle a pour lui, pour le monde et pour ses sœurs et ses frères. Les mots surgissent hors de sa bouche en un poème joyeux et enfantin. Ému, Om ne se résout pas à tuer Mira et la repose au sol.
A la place de Mira, le dieu saisit Alpheratz, l’un de ses cousins. Comme elle, Alpheratz ne comprend pas le sort qui l’attend. Dans la paume du dieu, l’homme chante à son tour. Sa complainte surpasse celle de Mira et sa beauté est insupportable au dieu. Om saisit de la boue pour s’en calfeutrer les oreilles. Interloqués par ce geste d’abord incompréhensible, les femmes et les hommes en déduisent que l’art, accouché sous leurs yeux par Mira et Alpheratz, n’est pas destiné au dieu mais à eux seuls. Alors, Alpheratz continue sa litanie pour les femmes et les hommes. Elle devient une mélopée quand Om pose le nakharatiriak contre sa gorge. Enfin, Alpheratz devine l’inconcevable. Il ne peut finir son chant, sa mélodie s’interrompt dans un gargouillement de sang. Om, les mains maculées, lâche le corps sans vie d’Alpheratz. Il tombe à terre devant les femmes et les hommes médusés. Om leur dit alors le Yug (NdA : la mort). »
Notre conversation avec Stéphanie porte en réalité sur les quelques lignes qui suivent :
« Le Yug est. Et il est inacceptable pour les femmes et les hommes. C’est un scandale ! Une infamie ! Une trahison ! Les femmes et les hommes n’ont pas assez de mot pour dénoncer cette injustice ! Seulement, les bouchons de boue dans les oreilles du dieu l’empêchent d’entendre le mécontentement de ses enfants et des enfants de ses enfants. »
Le conseil de l’éditrice
Un scandale ? Une trahison ? Hé ben c’est un peu court et on croirait entendre un député de la Troisième République en train de s’énerver sur les bancs de l’Assemblée Nationale.
Stéphanie a raison de souligner la rupture de ton induite par le choix de ce vocabulaire. Mais surtout, il y a là une esquive de ma part. J’écris même, un peu fainéant « Les femmes et les hommes n’ont pas assez de mot pour dénoncer cette injustice. » Pas assez de mots ?
Stéphanie, évidemment, a beau jeu de me mettre au défi. Si je ne sais plus en détail ce qu’on s’est dit, ce qu’on s’est raconté de nos relations à la mort, j’ai retrouvé la trace de la version suivante du texte, fruit de nos échanges :
Je m’amuse de voir que, sans doute un peu vexé, je m’obstine : tout ça reste un scandale. Mais le mot va disparaître de la version définitive du texte — grâce à l’éditrice qui aura su lire trois lignes, en voir la faiblesse et y déceler le manque pour faire surgir la tirade que je vous livre ici :
« Le Yug est. Et la mort est inacceptable pour les femmes et les hommes. Ils n’ont d’abord pas de mot pour dénoncer cette injustice. La flèche du temps les frappe au cœur alors qu’ils contemplent la dépouille d’Alpheratz. Leurs regards s’en détournent vite. Ils ne veulent pas, ils ne peuvent pas voir la mort en face ! Elle est un exil. Elle les chasse de leur enfance. La mort les condamne à emprunter une route dont l’irrémédiable tracé ne conduit qu’à un gouffre sans fond dans lequel leur créateur exige qu’ils se précipitent. Les femmes et les hommes n’y voient qu’une trahison. Pourquoi leur offrir la vie si c’est pour les condamner à la douleur ? Ils ne peuvent l’accepter. Ils refusent d’être à jamais hantés par la crainte de leur expiation. Elle ne les lâchera plus. Elle sera là, blottie dans leur sommeil, dans leurs amours, dans leurs rires, infâme et injuste. Ils ne veulent pas non plus de l’humiliation de la vieillesse dont ils devinent maintenant le sens tragique sur les rides de leurs visages et sur les taches de leurs peaux. Les femmes et les hommes vomissent cet absurde destin qu’Om leur impose. Alors, ils cessent de gémir. Ils s’indignent ! Ils sont innocents et exigent l’immortalité ! Ils veulent marcher la tête haute sans qu’un couperet funeste ne menace à chaque seconde de les faucher. Ils veulent avancer sans que le temps ne vienne chaque jour dévorer leur bonheur, ils veulent vivre sans pleurs et sans être tourmentés par la perte des leurs. Ils ne veulent pas de la colère d’être en vie alors que ceux qu’ils aiment seront morts ! Et les femmes et les hommes huent le dieu ! Ils se dressent contre l’inéluctable et ils s’enflamment quand l’une des leurs saisit le nakharatiriak et le brise en deux. Seulement… Seulement, les bouchons de boue dans les oreilles du dieu l’empêchent d’entendre la révolte de ses enfants et des enfants de ses enfants. »
Ce passage, c’est, je crois, avec le recul, le plus beau du livre. Celui dont je suis le plus heureux en tout cas.
Et il n’aurait jamais vu le jour sans Stéphanie.
Régis Antoine Jaulin, novembre 2020
- A lire aux éditions Mnémos
Le Dit de Sargas, de Régis Antoine Jaulin, avec les magnifiques illustrations de Lionel Richerand.